De quelques figures récurrentes de l’art vidéo
Un texte de Maurice Fréchuret(2016)
Longtemps reléguée comme moyen de rendre compte d’une action artistique passée, d’une performance ou d’un événement ayant déjà eu lieu, la vidéo est aujourd’hui et ce depuis plusieurs décennies une expression artistique à part entière. Longtemps, l’art en action a eu, en effet, recours à elle pour garder la mémoire de ses propres propositions et présentait, sous les différentes modalités techniques auxquelles il fut fait appel, les scènes imaginées par les artistes. Plus ou moins fidèles aux actions menées, les vidéos en question étaient, au sens propre, des « prises de vue », des comptes rendus visuels de ce à quoi les spectateurs avaient auparavant pu assister in vivo. L’événement historique que constitue le film de Hans Namuth filmant Jackson Pollock en train de peindre, en 1950, une grande toile posée à terre, l’enregistrement des séances d’anthropométries d’Yves Klein, la fameuse séquence de Joseph Beuys I Like America and America likes me consignée par Helmut Wietz, les remarquables apports de Gerry Schum à la Fernsehgalerie, la technique d’un Soulages ou d’un Hantaï révélée par Jean-Michel Meurice ou encore les différentes actions filmées de Carolee Schneemann, Valie Export, Chris Burden, Abramovic et Ulay, Lygia Clark…[1] forment une indispensable mémoire de ce que les artistes purent réaliser mais tout cela ne répond pas vraiment à ce qu’est la nouvelle expression artistique naissante à l’orée des années 1960 : l’art vidéo. Parce que les débuts de ce dernier datent de quelques décennies seulement, son histoire est loin d’être écrite complètement. Les repères importants sont cependant connus et les noms de Nam Juke Paik, Wolf Wostell apparaissent comme celui des pionniers d’une aventure qui, depuis près de cinquante ans, n’a de cesse de s’enrichir d’expériences nouvelles et de propositions exemplaires. Son statut évoluera donc au fil du temps mais devra s’affranchir de cette fonction d’enregistrement qui l’a empêché un temps d’être une œuvre à part entière. Tout intéressantes qu’elles sont, les vidéos de Richard Serra ou de Martha Rosler, de Christian Boltanski, de Dan Graham ou de Vito Acconci restent avant tout des films relatant une expérience, celle d’une main qui tente inlassablement de se saisir d’un poids soumis à la gravitation universelle, celle d’une scène domestique où les gestes de la femme disent avec humour sa condition d’être aliéné, celle d’une toux irrépressible qui irrite la gorge même du spectateur, celle encore des artistes, arpenteur ou prédateur de leur propre corps[2]. Simples saynètes ou performances spectaculairement démonstratives, les vidéos de Yoko Ono, de Ben, de Hermann Nitsch ou celles, plus récentes, de Steven Cohen, établissent la chronique d’actions dont le caractère volontairement éphémère est, par elles, comme remis en cause[3].
Dégagée de sa fonction d’enregistrement, la vidéo va bientôt devenir un art en soi que pratiquent aujourd’hui, à la suite des propositions expérimentales d’une Joan Jonas ou d’un Michaël Snow et de quelques autres encore, nombre de créateurs[4]. Son histoire, disions-nous, est loin d’être écrite et établir aujourd’hui une liste des artistes vidéastes comporte quelques risques tant les propositions sont nombreuses et variées. Sur la base de ce que nous connaissons et sans préjuger de ce que produiront demain les artistes utilisant ce medium, nous pouvons cependant tenter de faire des rapprochements. En limitant notre interrogation à quelques figures qui, dans la production contemporaine, sont suffisamment récurrentes pour désigner sinon un style du moins une écriture spécifique, nous pouvons établir quelques liens propres, pensons-nous, à clarifier un peu la foisonnante production actuelle.
Ainsi en est-il de la figure de fixité, telle qu’elle apparaît dans de nombreuses vidéos. Les personnes saisies dans les postures frontales de Gary Hill ou de Thomas Struth pourraient observer les femmes cérémonieusement attablées de Vanessa Beecroft ou celles qui, drapées dans des habits de lumière et faisant face aux supporters sortant du stade, apparaissent dans les vidéos d’Alicia Framis[5]. La figure immobile et impassible qui semble dire l’immuabilité et la constance temporelle est aussi présente dans les vidéos de Bill Viola, de Kimsooja, de Steve McQueen ou d’artistes plus jeunes comme Enna Chaton ou Emma Dusong.
Mais à la figure que nous venons de citer peut trouver une manière de complémentarité dans le dispositif de la prise de vue : la caméra, à son tour, fixe et maintenue comme telle durant tout le tournage. Simple machine d’enregistrement, la caméra de Rineke Dijkstra voit évoluer devant elle les adolescentes et adolescents dansants dans les discothèques ; celle de Sam Taylor-Wood, les fruits dans une corbeille démarrant leur progression accélérée vers leur pourrissement ; celle d’Eric Duyckaerts, les doctes et fallacieuses démonstrations de l’artiste-conférencier ; celle de Sylvie Blocher, la prestation d’un joueur de guitare ou la scène obsédante d’un homme en train de se grimer ; celle encore de Julien Nédélec, la course opposée de deux véhicules roulant en sens inverse dans le même segment spatial[6]. Elle agit souvent de la même manière dans le paysage – devenu quasiment abstrait – quand celui-ci est filmé par Jean-Baptiste Sauvage ou par Mathilde Lavenne, cette dernière opérant de lents et majestueux travellings qui soulignent la parfaite symétrie des espaces et de leurs reflets.
Avec Francis Alÿs, Zineb Sedira, Melik Ohanian, Estefanía Peñafiel Loaiza ou Valérie Mréjen, c’est une autre option qui est prise[7]. Les effets plastiques jouent peut-être moins fortement que précédemment pour faire une plus grande place au contenu socio-politique. Les vidéos que les uns et les autres réalisent engagent les questions les plus pertinentes sur les moyens de transmission de la mémoire, sur le sens de la vie et de la destinée humaine ou sur les rituels et les interdits des communautés dont sont issues les personnes. A ce titre, les apports respectifs de l’artiste malien Bakary Diallo de la jeune artiste marocaine Yto Barrada, de la réalisatrice grecque Evangelia Kranioti ou celui de Yeondoo Jung sont d’un grand intérêt, conférant à leurs films la pertinence du documentaire et la force d’une interprétation pleine de dynamisme et d’imagination romanesque qui, parfois, comme dans les vidéos de la jeune artiste chinoise Mei Yao Quing ou dans les vibrants films d’animation de l’artiste éthiopien Ezra Wube intègre une forte dimension critique.
La vie courante et les différents épisodes qui la constituent ont aussi été et continuent à être traités par les artistes vidéastes. En témoignent, bien sûr, les nombreuses séquences de Sophie Calle qui relatent sa propre vie, les événements qui la jalonnent, les fortunes et les infortunes de ses liaisons, le tout venant de ses périples urbains…[8] Dans la même lignée s’inscrivent les propositions de David Perreard qui relate, sur un mode burlesque, une rencontre au cours de laquelle l’artiste établit un difficile dialogue avec une figurine de bande dessinée. De manière similaire mais sur un fond plus sombre et moins enjoué, Hans Op de Beek fait évoluer ses marionnettes dont il se révèle être à la fois la doublure et l’ombre. Au cœur de toutes ces propositions, se pose le problème de l’identité que les artistes abordent de manière fort variée. Samir Ramdani évoque ainsi crûment la question de sa présence aux abords des espaces privés des zones résidentielles qu’il longe en courant, comme pour mieux dire l’impossible intégration[9].
L’image en tant que telle, le statut qu’elle acquiert dans un monde où elle abonde, sa reproductibilité industrielle, les modes spectaculaires de monstration qui l’entourent sont aussi au centre des préoccupations de nombreux artistes vidéastes. Ce questionnement, devenu fréquent dans l’histoire de l’art, trouve dans la production vidéo des développements souvent très justes. Parmi les réalisations récentes, nous retenons la superbe proposition de Christian Marclay, The Clock (2010), fascinante compilation d’images de montres et d’horloges, issues d’une multitude de films, toutes parfaitement synchrones avec la montre du spectateur présent. D’autres artistes comme Philippe Parreno, Douglas Gordon ou Pipilotti Rist ont également fait des reprises d’images issues des films, de la bande dessinée, d’éléments de décoration et, en les reconditionnant, déconstruit les codes habituels[10]. Plus récemment, l’exploitation des images, non pas du cinéma, mais des œuvres de la Tate Gallery a donné lieu tout dernièrement à une vidéo du Collectif Fiat. La pose étudiée des personnages dans une œuvre du Greco, la main de Jacobus Blauw de David, le regard appuyé du Jeune homme de Bronzino trouvent de fidèles reflets dans l’attitude des visiteurs devant les tableaux[11]. Art de la citation et de la réappropriation, la vidéo du collectif s’inscrit dans une filiation – double, ici – à l’instar de ce que propose un artiste comme Julien Bouillon dont les vidéos récentes émettent des résonances évidentes avec les pionniers de l’abstraction auxquels il entend rendre hommage de manière ludique[12].
Les quelques figures que nous mettons au jour dans cette petite étude sont quelques jalons possibles pour un travail plus approfondi que nous appelons de nos vœux car, expression plastique pleine et entière, l’art vidéo prend aujourd’hui toute son importance même s’il reste fondamentalement un art en devenir. Très présent dans les expositions nationales et internationales, reconnu de plus en plus par les musées qui lui font aussi place dans leurs collections, acquis par des collectionneurs attentifs, il fait l’objet de nombreuses manifestations. Berlin, Casablanca, Chicago… et, en France, les villes de Clermont-Ferrand, Metz, Toulouse, Bourges ont programmé des rendez-vous réguliers et ont contribué à offrir aux œuvres vidéo la visibilité qui leur est nécessaire. La deuxième édition d’Ovni à Nice est, dans cette perspective, une initiative heureuse qui poursuit le travail de reconnaissance d’un art aux propriétés particulièrement intéressantes.
Maurice Fréchuret
Éléments de bibliographie
Françoise Parfait. Vidéo : un art contemporain, Paris : Éditions du Regard, 2001
Michael Rush, L’Art vidéo, Éditions Thames & Hudson, 2007
Mathilde Roman, Art vidéo et mise en scène de soi, Paris, Éditions L’Harmattan, 2008
Philippe Dubois. La Question vidéo : entre cinéma et art contemporain, Crisnée : Yellow Now, 2011
Mathilde Roman, On Stage, La Dimension scénique de l’image vidéo, Blou, Éditions Le Gac Press, 2012
Maurice Fréchuret
Historien de l’art et conservateur en chef du patrimoine.
Conservateur au musée d’Art moderne de Saint-Étienne de 1986 à 1993, puis du musée Picasso à Antibes de 1993 à 2001. Directeur du capcMusée d’art contemporain de Bordeaux de 2001 à 2006, il est nommé conservateur des musées nationaux du XXe siècle des Alpes-Maritimes (2006- 2014).
Parallèlement à son travail de conservateur, de commissaire d’expositions et d’enseignant, il a publié de nombreux ouvrages dont : Le Mou et ses formes, éditions ENsBA, 1993 puis Jacqueline Chambon, 2004 ; La Machine à peindre, Jacqueline Chambon, 1994 ; L’Envolée, L’enfouissement, Skira, RMN, 1995 ; L’art médecine (en collaboration avec Thierry Davila), RMN, 2000 ; Les Années 70, l’art en cause, RMN, 2002 ; Exils, (en collaboration avec Laurence Bertrand-Dorléac), RMN, 2012 ; Effacer, paradoxe d’un geste artistique (Presses du réel, 2016)
[1] La Fernsehgalerie a été un centre de diffusion télévisuelle qui, à la fin des années 1960, a permis de faire connaître l’art contemporain et plus particulièrement le Land Art sur les chaines de la télévision allemande. Jean-Michel Meurice, artiste, réalisateur de films sur l’art et sur l’actualité socio-politique a été aussi un des co-fondateurs de la chaine de télévision Arte. On lui doit de très nombreux films sur l’art. Concernant les artistes cités, nous pouvons renvoyer aux vidéos suivantes : Carolee Schneemann, Eye Body: 36 Transformative Actions 1963 ; Valie Export, Body Tape, 1970 ; Chris Burden, Shoot, 1971 ; Abramovic et Ulay, Imponderabilia, 1977 ; Lygia Clark, Baba Antropofágica, 1973
[2] Nous pouvons renvoyer, entre autres exemples, aux vidéos de Richard Serra, Hand Catching Lead, 1968 ; Martha Rosler, Semiotics of the kitchen, 1975 ; Christian Boltanski, L’Homme qui tousse, 1969 ; Dan Graham, Body Press, 1972-1973 ; Vito Acconci, Open Book, 1974
[3] Voir les vidéos de Yoko Ono, Cut Piece, 1964 – 1965 ; Ben, Faire vingt fois le même geste, 1962 ; Hermann Nitsch, Aktion 58, 1978 ; Steven Cohen, Coq/Cock, 2014
[4] Voir les vidéos de Joan Jonas, Organic Honey Visual Telepathy, 1972 et de Michaël Snow, La Région centrale, 1971
[5] Voir les vidéos de Gary Hill, Viewer, 1996 ; Thomas Struth, Portraits-One hour, 1996-2003 ; Vanessa Beecroft, VB52, 2003 ; Alicia Framis, Antidog / Demonstration against Violence at the Ajax football Stadium Amsterdam, 13 octobre 2002 ;Bill Viola, The Crossing, 1996 ; Kimsooja, A Needle Woman, 2005 ; SteveMcQueen, Deadpan, 1997, Enna Chaton, Errances (en collaboration avec Céleste Boursier-Mougenot), 2014, Emma Dusong, Robines, juin 2016
[6] Voir Rineke Dijkstra, The Buzzclub, Liverpool, UK/Mysteryworld, 1996/1997 ; Sam Taylor-Wood, Still Life, 2001 ; Eric Duyckaerts, L’imposture, 2012 ; Sylvie Blocher, A More Perfect Day, 2009 ; Julien Nédélec, Laba, 2007 ; Jean-Baptiste Sauvage, Film dyptique vidéo, Circuit Paul Ricard, 2013 ;
Mathilde Lavenne, Focus on Infinity, 2015
[7] Les vidéos de Francis Alÿs, Children’s Game, 1999-2013 ; Zineb Sedira, Mother Tongue, 2002 ; Melik Ohanian, The Hand, 2002 ; Estefanía Peñafiel Loaiza, un air d’accueil, 2013-2015 ; Valérie Mréjen, Dieu, 2004 ; Bakary Diallo, Tomo, 2012 ; Yto Barrada, Playground (film still), 2010 ; Evangelia Kranioti, Exotica, Erotica, Etc. (2016) ; Yeondoo Jung, Documentary Nostalgia, 2008 ; Yao Qingmei, Danse ! Danse ! Bruce Ling, 2013 ; Ezra Wube, Menged Merkato, 2016
[8] Par exemple, Suite Vénitienne, 1980 ou Prenez soin de vous, 2007
[9] Voir les vidéos de David Perreard, Embedded, 2014, de Hans Op de Beek, The Thread, 2015 ou de Samir Ramdani, Black Diamond, 2014
[10] Voir plus particulièrement les vidéos de Philippe Parreno, Anywhere Out of the World, 2000, de Douglas Gordon, 24hoursPsycho, 1993 et de Pipilotti Rist, Die Geduld (La patience), 2016
[11] Voir Collectif Fiat, No Picture, No Glory – The Triumph of Apophenia, 2016
[12] Voir Julien Bouillon, Tribute to Albers, 2007
Maurice Fréchuret
Historien de l’art et conservateur en chef du patrimoine.
Conservateur au musée d’Art moderne de Saint-Étienne de 1986 à 1993, puis du musée Picasso à Antibes de 1993 à 2001. Directeur du capcMusée d’art contemporain de Bordeaux de 2001 à 2006, il est nommé conservateur des musées nationaux du XXe siècle des Alpes-Maritimes (2006- 2014).
Parallèlement à son travail de conservateur, de commissaire d’expositions et d’enseignant, il a publié de nombreux ouvrages dont : Le Mou et ses formes, éditions ENsBA, 1993 puis Jacqueline Chambon, 2004 ; La Machine à peindre, Jacqueline Chambon, 1994 ; L’Envolée, L’enfouissement, Skira, RMN, 1995 ; L’art médecine (en collaboration avec Thierry Davila), RMN, 2000 ; Les Années 70, l’art en cause, RMN, 2002 ; Exils, (en collaboration avec Laurence Bertrand-Dorléac), RMN, 2012 ; Effacer, paradoxe d’un geste artistique (Presses du réel, 2016)